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Nymphea

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EloreCohlt's avatar
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Elle est encore là.

Je ne sais pas à quoi d’autre j’aurais pu m’attendre, honnêtement, alors que je me tenais devant la porte en comptant jusqu’à cent. L’unique salle de bain de mon appartement ne contient qu’une seule fenêtre, trop petite pour laisser passer quiconque.

Lorsque je suis rentré dans la pièce, mes chaussons ont fait craquer le givre qui recouvrait le carrelage. Je vois les paupières de mon invitée, sans doute réveillée par mon intrusion, se soulever avec un petit son de verre fissuré. Sa tête se tourne vers moi, ses yeux d’une intelligence et d’une pâleur effrayante me fixent avec intensité.

Je me sens toujours un peu bête en face d’elle. Toujours de trop, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Je me racle la gorge, sourit gauchement.

- Ça va ?

Je me sens toujours un peu simple, avec mes banalités.

Elle dodeline de la tête, prend son temps avant de ne serait-ce que considérer ma question. Ses lèvres sont bleues, veinées comme sa peau fine de papier glacé, quasi-transparente. Elle me fixe, mais ses yeux regardent au-delà - j’imagine qu’elle est en train de se réveiller vraiment. Ce n’est pas la première fois qu’elle me traverse ainsi, semblant oublier même jusqu’à ma présence. J’avais un chat, qui faisait pareil et fixait des choses que je ne pouvais voir. Je ne le revois plus : il a fui lorsque je l’ai installée dans la baignoire.

Lorsqu’elle revient à elle - à moi - ses bras craquelés sortent de l’eau pour se tendre vers moi.

- J’ai chaud.

Elle a une voix rauque, chargée de cristaux et d’éclats. Et quand elle parle, de la buée s’échappe dans l’air froid. Je crois qu’objectivement, elle doit être terrifiante. Objectivement, car ce n’est pas ce que je vois.

À travers la glace, à travers le froid, je vois l’être. Je vois les émotions qui tourbillonnent, la détresse et la solitude. Et lorsqu’elle me tend les bras ainsi, j’ai envie de répondre. De la rejoindre, de la serrer fort mais pas trop pour ne pas la casser.

J’aimerais tant être assez fou pour m’y risquer.

Je ne le suis pas et à la place, je hoche la tête. Ma gorge se noue quand je lui réplique :

- Je vais voir ce que je peux faire.

Quand je referme la porte, je la sens s’agiter. J’essaie de ne pas y prêter attention, de traverser l’appartement. Ramassant un seau en plastique sous le lavabo de la cuisine, j’y jette plusieurs bac à glaçons pleins, tirés du congelo. J’en ai racheté, depuis son arrivée.

Lorsque je reviens, elle m’accueille avec un sourire. Au fur et à mesure que je m’approche d’elle, l’air se refroidit. Je m’immobilise au pied de la baignoire, prend le ton que j’adopterais pour parler à une petite fille.

- Tu ne vas pas me toucher, hein ?

Elle se tourne sur le côté, agrippant les rebords blancs avec ses mains palmées. En lieu et place de réponse, sa nageoire irisée vient battre l’eau, m’envoyant des gouttelettes froides à la figure. Elle me fixe avec de grands yeux : j’imagine que cela lui suffit peut-être. Mais il s’agit de ma survie alors je reste inflexible.

- Promets-moi.

Elle fait la moue, hésite quelques secondes puis laisse échapper un "promis" de sa voix grondante. Alors je m’assieds sur le rebord et - posant le seau sur mes genoux, entreprend de faire tomber les glaçons dans l’eau du bain. La créature me sourit, ondulant faiblement en signe de contentement. Je reste concentré, la surveillant du coin de l’oeil. Parfois, les glaçons me brûlent les doigts mais c’est supportable tant que je reste déterminé. Le froid de la pièce, par contre, commence à me faire grelotter.

Elle en rit. Je m’arrête.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Tes dents. Elles font clac-clac.

Je ris un peu tout en tremblant et c’est pathétique mais elle s’en fiche. C’est peut-être aussi cela, que j’aime chez elle : elle n’est pas du même monde, de la même espèce. Je peux être moi, être minable sans complexe avec elle parce qu’avant d’être misérable humain, je suis celui qui l’a sauvée.

- Ça va mieux ?

Elle s’étire, fait oui de la tête. Au moindre de ses gestes, sa peau se craquelle, comme prête à se briser.

- Tu veux plus d’eau ?

Un autre signe : ça a l’air d’aller. J’ai trop froid, je lui explique doucement que je vais la laisser. Elle n’est pas très contente mais finit par l’accepter.

Quand je quitte la pièce, mon petit seau plein de bacs à glaçons vides en main, j’entends la glace qui se presse contre la porte que je referme.

Cela ne fait pas très longtemps que je l’ai trouvée, agonisant sur les rochers de la crique, suffocante, la peau pelée et couverte de cloques. Elle ne m’a jamais dit d’où elle venait, ce qu’elle faisait là : elle n’a jamais eu besoin de le dire pour que je la sauve. Il lui a suffi de tendre ses bras bouillants vers moi, d’appeler à l’aide pour que je l’emmène, moi qui n’ai jamais rien fait d’extraordinaire de ma vie, moi l’homme à l’existence si discrète que même mes parents parfois l’oubliaient.

J’aurais aimé dire que ma vie a changé du tout au tout, mais ce ne serait pas tout à fait vrai : en surface elle est restée la même. Je suis resté pêcheur, vivant dans la même ville portuaire accablée par la chaleur. Les rares qui me remarquaient parfois dans leurs décors me complimentèrent sur ma bonne mine alors que je me réveillais plusieurs fois dans la nuit pour vérifier que ma locataire allait bien. Cette dernière, vivant dans une pièce que sa seule présence refroidissait, avait vite retrouvé ses facultés alors que je suivais ses instructions, lui créant l’espace humide et glacé dont elle avait besoin pour survivre. Je ne la vis qu’une fois pleurer : le jour où je la retrouvai  en compagnie du chien fugueur des voisins, mort dans ses bras, gelé par son simple contact. Je me souviens l’avoir jeté dans l’Océan et glissé de l’argent dans la boîte aux lettres de ses propriétaires : succession de réflexes stupides de celui qui ne sait quoi faire.

Parfois, elle chante. Et à chaque fois que cela arrive, je lâche ce que je tiens et mes forces me quittent. À chaque fois, mes yeux cascadent et je suis forcé de m’asseoir. À chaque fois son chant me tue et j’en ressors avec le sourire. Je n’ai jamais rien entendu de plus beau ni de plus vrai.

Elle n’a pas l’ennui facile, elle dort beaucoup à vrai dire. Elle mange de tout, gobant parfois les insectes qui, attirés par la fraîcheur, parviennent à se frayer un chemin jusqu’à sa pièce. Ce qu’elle préfère, c’est la viande crue. Quand je lui en amène, l’eau dans laquelle elle se baigne devient rouge et cela la fascine à tel point qu’elle oublie tout ce qui n’est pas le liquide écarlate qui tranche sur le nacre de ses écailles et sa peau froide.

Je ne sais toujours pas d’où elle vient ni son nom, mais j’appris d’autres choses avec le temps. Je sais qu’elle aime les romans policiers, qu’elle dévore pour ensuite m’assommer de questions lorsque je viens les récupérer. Je sais aussi qu’elle adore les livres d’images et les sitcoms stupides que nous regardons ensemble quand j’enfile un anorak et amène mon ordinateur portable dans la pièce. Je sais aussi qu’elle rêve de m’embrasser - elle me le dit régulièrement, le chante même parfois. Mais elle a peur de me tuer alors elle se retient. Je sais que cela la rend triste. J’aimerais être assez mort pour m’y risquer.

Ma vie n’a en surface pas changé. Un jour, j’ai enfilé des moufles pour lui passer un bracelet d’argent autour du poignet - un anneau n’aurait pas convenu à ses mains palmées. C’est ainsi que nous nous sommes mariés dans le plus officieux secret. Et comme lune de miel, j’ai enfilé une combinaison de ski ridicule - la seule que j’avais - pour la porter jusqu’au balcon et regarder ensemble le soleil.

Je sais qu’à ce moment-là, elle n’y a plus tenu.

Serrée dans mes bras, elle a approché ses lèvres bleues de ma joue et - alors que sa peau commençait déjà à peler - y a déposé un baiser.

Un frisson me traversa. Un seul.

La seconde d’après, je riais aux éclats et elle pleurait de joie.
Un texte que j'ai écrit en réponse à un défi. Il s'agissait de faire oublier la canicule, de se montrer rafraîchissant. J'ai essayé.

Soundtrack : Nick Cave And The Bad Seeds - Mermaids 
Comments4
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christianross75's avatar
Original et bien écrit.